D’où viens-je ?
Où cours-je ?
Dans quel État j’erre ?
Introduction : sur la révolution universelle
Il convient avant toute chose de tenter une sortie du tumulte ambiant. Prenons un peu de recul. L’histoire humaine est d’abord une histoire de révolutions multiples. Parmi toutes celles-là, quatre grandes sont à noter.
- La révolution agricole, il y a environ dix mille ans. Elle est survenue à la suite d’un progrès technique ancestral. Celui-ci avait commencé avec l’amélioration des performances de la pierre taillée, lentement
poursuivie durant 3 millions d’années environ. - La révolution étatique il y a cinq mille ans, quand l’État est apparu après 5 premiers millénaires de progrès agricoles. Ce bouleversement a été accompagné de l’écriture dans un premier temps, bientôt de la bureaucratie.
- La révolution monétaire il y a 2 500 ans, avec la monnaie moderne, d’abord métallique.
- Enfin, il y a deux siècles et demi, la révolution industrielle, une nouvelle et prodigieuse accélération du progrès technique ancestral. Depuis lors le même progrès a suscité bien d’autres révolutions.
Ces révolutions successives, avec quelques autres, se sont empilées, supplémentées, précipitées. Réalisées par une minorité, elles se sont imposées à la grande majorité de l’humanité, à son encontre. Les hommes
n’ont pas voulu se sédentariser pour cultiver les champs. Ils préféraient se contenter de la chasse, de la pêche et de la cueillette. La majorité n’a pas voulu l’État encore. Ensuite, l’introduction de la monnaie fut plus
sournoise. Beaucoup l’ont convoitée, jusqu’aux barbares, échangé, fait circuler. Les Trésors et autres banques centrales de l’État n’ont cessé de la manipuler jusqu’à nos jours pour en frustrer la majorité, en
combler une minorité. Que dire de l’enfer industriel, mécanique ?
La plus récente révolution industrielle, enclenchée il y a deux siècles et demi, a certes profité à quelques-uns. Elle a encore industralisé l’émission des monnaies, métalliques ou scripturales, accéléré leur dématérialisation. Sa mécanique féroce a surtout précipité la dissolution du vieux monde rural précapitaliste, avec ses communautés traditionnelles. Elle a plongé dans le chaos l’ensemble de l’humanité, plus généralement la nature.
Aujourd’hui l’accélération ne s’est pas calmée. L’homme fait l’histoire mais il ne sait pas l’histoire qu’il fait. Le progrès s’est imposé à lui. Le cycle de ces révolutions poursuit ses effets avec son accélération inquiétante.
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« Lors même qu’une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement – et le but final de cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne – elle ne peut ni dépasser d’un saut, ni abolir par des décrets les phases de son développement naturel ; mais elle peut abréger la période de la gestation, et adoucir les maux de leur enfantement », écrit Marx dans son Capital (publié en 1867).
L’humanité a enfanté beaucoup de choses au cours de son évolution, de ses révolutions, dans la douleur le plus souvent. Marx, très ambitieux, a certes esquissé à travers son œuvre quelques pistes intéressantes permettant de discerner certaines lois du mouvement social. À la base de celui-ci se trouve le progrès, d’abord technique, aujourd’hui technologique, progrès de ce que Marx appelle la « force productive ».
Mais nous avons sensiblement progressé depuis lors, grâce à l’avancée des sciences, dans notre connaissance plus générale du monde et de sa dynamique. On sait à présent que ce mouvement de la société moderne évoqué par Marx, très agité ici ou là, n’est que la poursuite sur terre d’une évolution bien plus anciennes dont les lois nous sont de mieux en mieux connues.
« La notion d’évolution, introduite au départ par la biologie, envahit maintenant tout le discours scientifique. Depuis quinze milliards d’années, la matière évolue vers des états d’organisation, de complexité, de performance de plus en plus élevés. A partir du chaos primordial elle a engendré successivement : les nucléons, les atomes, les molécules, les cellules et les organismes vivants », écrit l’astrophysicien Hubert Reeves (L’heure de s’enivrer, 1986).
Le récent progrès humain s’inscrit dans ce cadre général, bien plus large. L’évolution de l’homme est la poursuite logique de l’évolution universelle. La physique-chimie du social fait suite à celle de la matière. Et le mouvement se retrouve partout …
Allant des particules élémentaires à notre société moderne, l’évolution universelle n’a cessé de s’accélérer depuis le big bang originel. Il a fallu attendre plus de 10 milliards d’années avant que la vie apparaisse sur
terre, patienter 4 autres milliards pour l’apparition de l’homme, mais à peine 3 millions d’années – un court instant dans l’histoire du monde – pour sa sédentarisation consécutive à la révolution agricole. Une nouvelle
accélération s’est produite avec l’apparition de l’État, puis avec la monnaie, le machinisme et la grande industrie …
Il ne s’agit ici que de ce qui est survenu sur notre planète. Nous ignorons ce qu’il en est pour les milliards des autres monde habitables de l’univers.
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La notion de progrès ressort de l’ensemble de cette évolution. Ce terme doit être entendu dans sons sens premier, neutre, celui de progression, de marche en avant. « Il faut mesurer les faits sociaux comme des choses » dit le sociologue Durkheim, s’abstenir de tout jugement de valeur à leur sujet.
Le progressisme n’est pas plus étroitement lié au progrès que le libéralisme à la liberté. Des progressistes, ou prétendus tels, peuvent encore nous faire réaliser un grand pas en avant au bord du précipice, bref nous
conduire vers le néant. Notre société instable n’est pas à l’abri d’une telle menace. Les formes successives d’organisation de la matière, à commencer par celle dite inerte énumérées ci-dessus par Hubert Reeves, sont
encore des formes où la fragilité croît sans cesse, où la cohésion diminue. Les macromolécules complexes de la chimie organique sont bien plus fragiles que les petits atomes entrant dans leur composition.
La pierre, le porc-épic et l’hommes sont formés des mêmes atomes. Ils obéissent aux mêmes lois, celle de la fragilité croissante entre autres. Il en ici va de l’histoire humaine comme de l’histoire naturelle. Les petites villes libres du Moyen-Âge étaient plus soudées et réactives que les royaumes. Bénéficiant d’États territoriaux centralisés, ces derniers ont mis fin aux privilèges des municipalités, à leur indépendance. Elles ne disposaient pas d’une puissance armée suffisante. Et puis les royaumes, très totalitaires, ont dû à leur tour laisser la place aux républiques de nos démocraties occidentales modernes, bien que certaines, l’Angleterre où l’Espagne aient conservé la royauté de manière plutôt symbolique. Notre État occidental contemporain se voulant démocratique, fin mot indépassable de l’histoire, paraît pourtant bien fragile aujourd’hui …
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Une longue continuité mène donc de l’histoire naturelle à l’histoire humaine. Par-delà les multiples sauts révolutionnaires, certaines constantes ne doivent pas être perdues de vue. L’ensemble doit pourtant être dissocié pour mieux l’observer. Il faut diviser pour régner, pour comprendre encore.
L’évolution humaine a pris un aspect encore plus arborescent, buissonnant, que celle des choses. Ce progrès a très longtemps été lié à la croissance, celle de la démographie par exemple, une forme d’expansion qui fut bénie par de nombreuses sociétés humaines. Croissez et multipliez, dit le dieu de la Bible. La croissance de l’économie et de l’industrie fut encore vantée par de nombreux socialistes éminents.
Déployant ses ailes dorées,
L’industrie aux cent mille bras
Joyeuse, parcourt nos climats
Et fertilise nos contrées
Ainsi commence le Premier chant des industriels écrit en 1821 par Rouget de Lisle, auteur célèbre de la Marseillaise. Il fut repris à son compte par Saint-Simon, un des premier socialistes, alors que Marx sortait à peine des couches de l’enfance.
Tous les progressistes de ce temps-là ne pouvaient voir que cette croissance de la force productive est encore celle d’une formidable puissance prédatrice. La « destruction créatrice », réaction prodigieuse, incesssante fusion thermonucléaire animant le capitalisme en son coeur, a fasciné l’économiste autrichien Schumpeter.
Ainsi, les progressistes du XIXe siècle ont sous-estimé, sinon ignoré, l’énorme potentiel destructif, politico-économique, du système libéral dans son enfance. Aujourd’hui une autre forme de progrès s’impose à nous : la marche en avant de la décroissance, le ralentissement inéluctable de l’explosion démographique notamment. Il reste le progrès technologique qui ne ralentit pas loin s’en faut. Il martyrise plus que jamais notre Mère Nature. Où donc cette histoire va-t-elle nous mener ? Le désastre est-il proche ? Pendant la mue le lézard est aveugle.
Les vrais progressistes du temps présent sont ceux qui explorent les voies permettant un apaisement de la fuite en avant prônée par quantité de politiciens, apôtres irresponsables du libéralisme. Mais qu’en pouvons-
nous ? La nature fait des sauts, contrairement à ce que suggérait Aristote (natura non facit saltus), des sauts quantiques encore, imprévisibles a priori. Ils ne nous apparaissent pas toujours rationnels. Quand aura lieu le
prochain et inéluctable grand saut de l’évolution sur terre, celui-là même qui va marginaliser définitivement l’homme ? A-t-il déjà commencé ? Nous ne savons pas grand-chose de cette transition de phase à venir, encore moins de ce qui doit lui faire suite.
Mais l’histoire universelle connaît encore de grands effondrements. Ils peuvent être redoutables … C’est un tel phénomène que nous devons craindre aujourd’hui, bien plus que tout autre. Pour essayer de discerner
les voies possibles de notre évolution future il convient au préalable d’observer les grandes forces agissant au cœur de la société.
1. Coopération, conflits et autres échanges
Depuis qu’ils existent, les hommes se sont associés pour préserver leurs intérêts, permettre ainsi à leurs sociétés de se reproduire, de se perpétuer. À ce sujet ils ne représentent pas un cas particulier, du reste. Les
abeilles, les singes et de nombreuses autres espèces savent très bien former leurs sociétés particulières pour associer leurs efforts. Caractérise ici les sociétés humaines une notable évolution de leurs structures sociales.
Hordes primitives, tribus nomades ou sédentaires, communautés villageoises, cités-États, royaumes … De grandes différences peuvent être observées au sujet de ces diverses formations socio-politiques de l’histoire : L’État-nation a finalement imposé sa loi au cours des derniers siècles. C’est la référence de notre temps présent, la dernière espèce d’un genre sociologique en comptant beaucoup d’autres.
Par ailleurs ces différentes structures n’ont cessé d’interagir de différentes manières, comme des
macromolécules. Leur interaction chimique complexe est précisément à la base de l’histoire humaine. Les formes socio-politiques les plus récentes, modernes, ont toujours marginalisé les anciennes dans le meilleur
des cas, les ont souvent exterminées.
L’État-nation, par exemple, a définitivement marginalisé la cité-État dont l’invention remonte à la haute Antiquité. Cette forme ancienne n’a pas pour autant disparu. Quelques cités-États subsistent aujourd’hui, soit
comme paradis fiscal : Singapour par exemple ; comme site d’attraction touristique très utile à la prospérité de la région environnante : la principauté de Monaco pour la Côte d’Azur ; voire comme (saint) siège d’une
grande religion : le Vatican pour l’Église catholique.
Ces petites survivances d’un passé lointain restent très policées. Les règles démocratiques n’y sont pas toujours scrupuleusement respectées. Elles sont très bien tolérées par les puissants États de notre communauté internationale, très interventionnistes quand ils le veulent. Dans le cas contraire elles n’auraient pas résisté.
Certaines disposent encore d’un grand pouvoir. Par exemple le minuscule Vatican (0 44 km², environ 500 habitants) se trouve à la tête de l’Église catholique dans le domaine du sacré. Dans le domaine séculier, celui
du politique il n’est pas non plus absent, avec des représentations diplomatiques aux Nations Unies et dans les principales capitales du monde.
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La coopération, le conflit et l’échange, ces trois caractéristiques fondamentales distinguent l’ensemble des sociétés humaines du reste du monde animal.
- Elles savent coopérer de manière très sophistiquée, non seulement pour la chasse comme les meutes de nombreux animaux prédateurs, mais encore pour partager entre elles les biens et services produits, ce que ne savent pas faire les autres espèces animales. Dans ce sens, l’homme a développé des formes de coopération inédites jusqu’au taylorisme, l’organisation scientifique du travail (O.S.T.), voire les méthodes les plus modernes du management. Ici les ouvriers coopèrent à la bonne santé de leur entreprise, plus généralement du capitalisme.
- lors que les conflits entre animaux de la même espèce sont essentiellement d’ordre sexuel ou hiérarchique (quand ils ne sont pas simplement provoqués par la peur), l’humanité a également perfectionné la guerre depuis des temps très anciens jusqu’au niveau que l’on connaît à présent. À ce sujet l’homme est pour l’homme bien pire qu’un loup à l’égard de ses congénères. Au cœur de sa propre espèce, il a introduit et perfectionné le très darwinien combat pour la vie (struggle for life).
- Enfin l’échange est inconnu dans le règne animal. Concernant l’homme, il a commencé il y a bien longtemps, et de manière plutôt abstraite, avec la parole. Dans le domaine économique, l’archéologie nous montre que des grandes voies commerciales existaient dès le moment de la révolution agricole et vraisemblablement avant, dans la lointaine préhistoire déjà. Cependant, dans ces première communauté, on n’échangeait pas alors, on partageait de préférence.
Durant longtemps, des millénaires, le commerce a été cantonné au domaine inter-communautaire (inter-tribal notamment). Cinq siècles avant l’ère chrétienne, le grec Hérodote évoque à ce sujet un « commerce
silencieux ». Celui-ci s’opère entre navigateurs phéniciens (carthaginois) et des tribus d’africains primitifs (il parle de « libyens »). À ce point de vue économique, l’échange n’a pénétré au cœur des communautés humaines, insensiblement, qu’avec les premières cités-États de l’Antiquité, il y a trois ou quatre mille ans, et surtout il y a environ 2 500 ans à partir de la révolution monétaire.
Le bouleversement introduit par la monnaie poursuit ses ravages. Il a commencé en Grèce et en Anatolie (l’actuelle Turquie) et à l’époque de Crésus. Sa très riche capitale, Sardes, était connue non seulement pour sa monnaie d’électrum (alliage d’or et d’argent), ses prostituées (exerçant le plus vieux métier du monde d’après Kipling) mais encore ses soldats. Le mot italien soldato (que l’on retrouve dans notre « sou ») désigne précisément la solde que l’on paye au mercenaire. La marchandisation monétaire, aujourd’hui galopante, est donc précisément due aux deux plus vieux « métiers » du monde selon l’entendement de Rudyard Kipling, ceux de l’amour et de la guerre.
Il faut entendre ici le métier comme une occupation permanente, ce qui était loin d’être le cas de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs. Ces polytechniciens géniaux étaient de grands dilettantes devant l’éternel. Mais un dilettante n’est pas obligatoirement un fantaisiste …
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L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est donc sensiblement plus complexe que celle de la « lutte des classes » chère aux marxistes. Elle aura été l’histoire de l’interaction des trois facteurs précités : celle des échanges, coopérations et conflits d’ordre divers. Il s’agit d’une affaire bien compliquée.
Deux parties peuvent encore coopérer, mais pas toujours de bonne grâce (l’ouvrier en faveur du capitalisme), voire dans le but de lutter contre une troisième. Elles peuvent dans le même temps continuer d’échanger, commercer y compris avec l’adversaire : le récent conflit Russie-Occident par exemple, ne gêne pas vraiment Poutine pour vendre son gaz à certains pays du camp opposé. « La guerre est un massacre de gens qui ne se connaissent pas au profit de gens qui se connaissent bien mais ne se massacrent pas », disait Paul Valéry.
À présent les alliés occidentaux poursuivent naturellement leurs échanges (d’informations encore, par exemple pour mettre au point de nouvelles techniques d’armement). Il en va de même pour certains partenaires du camp adverse. Et les deux grandes puissances mondiales actuelles, Chine et USA, en guerre économique larvée, permanente, continuent d’échanger, pour le moment de manière fructueuse …
Moyen terme entre la positivité de la coopération et la négativité du conflit, l’échange semble prédominer ici. Il règne de manière équivalente dans la physique fondamentale. La trilogie complexe formée par ces trois termes représente cependant le moteur puissant de notre progrès accéléré. Elle constitue la dynamique essentielle de notre histoire.